Veblen est né le 30 juin 1857 à Cato, dans l’Etat américain du Wisconsin, dans une famille d’agriculteurs immigrée de Norvège. La langue d'usage à la maison était le norvégien. Il garda des contacts avec la culture scandinave en séjournant en Norvège à plusieurs reprises et en traduisant en anglais des sagas islandaises. Sa famille est luthérienne, pratiquante, austère, mais Veblen devient athée. En 1884 il obtient un doctorat en philosophie de l’université de Yale. Puis il se retire sept années à la ferme familiale. Après avoir étudié l’économie à l’université de Cornell, il enseigne à l’université de Chicago, à l’université de Stanford, à l’université du Missouri Il change d'université et de ville à de nombreuses reprises, en partie pour des raisons sentimentales. S’étant retiré à Palo Alto, il meurt le 3 Août 1929 d’une maladie cardiaque
Veblen est un économiste de formation philosophique. Il considère que tout système théorique est déterminé par un certain nombre de prémisses philosophiques qu'il ne convient pas de considérer comme acquis mais qu'il faut, au contraire, expliciter et dont on peut examiner la validité. Il va rompre avec ces préconceptions héritées du système économique du dix-huitième siècle qui font de l’économie une discipline inadaptée à la compréhension des ressorts du système économique moderne.
La théorie institutionnaliste de la firme développée par Thorstein Bunde Veblen (1857 – 1929) rompt avec la vision de la firme comme fonction de production. En effet elle rejette l’individualisme méthodologique car les interactions individuelles ne peuvent suffirent à comprendre l’émergence, la pérennité et la pérennité de l’ordre social.
- Promouvoir une science économique évolutionniste
Dans un article devenu classique “Why is Economic not an Evolutionary Science?” Thorstein Veblen (1898) va contester les modèles économiques classiques et marginalistes en raison de l’irréalisme de leurs hypothèses et de leur de leur négligence des forces historiques et culturelles qui façonnent les réalités et les processus historiques.
Pour Veblen l’économie est une science qui doit viser à la compréhension et à l’explication de l’évolution et de la croissance des institutions socioéconomiques. La réalisation de cet objectif passe par l’utilisation des catégories du darwinisme, selon lesquelles le processus de « sélection naturelle » est également opérant au niveau culturel et économique.
Dans la mesure où pour lui l’économie a pour but de théoriser le processus de genèse, de croissance et de changement institutionnels. Les questions relatives à la cause première et à la finalité ultime sont rejetées hors du champ scientifique.
Veblen considère que la théorie néoclassique est incapable d’expliquer la croissance économique et les crises. L’homo œconomicus est appréhendé comme un atome passif, faisceau de désirs, calculateur de plaisirs qui ne correspond pas à la réalité anthropologique. Il critique les analyses et des théories de l’école marginaliste américaine et de son principal représentant John Bates Clark (1847-1938). En effet l’école marginaliste, comme l’école classique repose sur une conception hédoniste et utilitariste de l’homme qui systématiquement recherche le plaisir et fuit la peine. Les marginalistes comme les classiques, font l’hypothèse de lois naturelles s’appliquant à un ordre statique qui n’explique pas la vie économique réelle. Or la psychologie de l’homme est complexe et changeante.
Veblen souhaite que la recherche sociale soit conduite avec les principes de la science moderne et notamment ceux de l’évolutionnisme darwinien. Les principes de variation, sélection et d’hérédité s’appliquent aux institutions, aux habitudes de pensée comme aux êtres vivants.
« Il existe une différence d’attitude spirituelle ou de point de vue sur les faits entre les scientifiques réalistes d’hier et la science évolutionniste. La science moderne ne se départit pas d’une évaluation de l’enchainement des faits et de leur causalité cumulative. Dans la perspective classique un processus, une séquence de faits et d’évènements doivent être appréhendés en regard de leur propension à tendre vers une finalité d’ordre spirituel. Toute cause qui se met en travers de la propension des événements à tendre vers une finalité est un facteur de perturbation. Les scientifiques de cette tradition tendent à formuler les connaissances en termes de vérité absolue, cette vérité absolue est un fait spirituel. La trajectoire de propension de la science va de l’animisme à la métaphysique en passant par les lois naturelles et les droits naturels » (Veblen, 1898). L’économie utilise encore trop largement les notions de « naturel », « normal », de « tendance » », de « principes directeurs » de « causes perturbatrices » pour pouvoir être considérée comme une science évolutionniste. Les économistes classiques partent d’une préconception du monde qui impute aux choses une tendance à se déployer selon les finalités qui sont dans leur nature. En fait cette préconception impute aux choses la projection d’un idéal de conduite. Cet idéal de conduite sert de vérité canonique, dans la mesure où le chercheur se contente de légitimer son analyse par des prémices qui proviennent des faits qu’il cherche à analyser, par des principes directeurs qui sont conçus de façon intangibles pour souligner le processus qu’il étudie, par des tendances de fonds sur lesquelles se dessine ce qu’il observe. Ainsi lorsque la monnaie est caractérisée comme un moyen d’échange, l’économiste en discute en regard de sa finalité dans le « cas normal », c’est-à-dire de ce qui est pour lui l’idéal de la vie économique.
Veblen reproche aux économistes néoclassiques comme Alfred Marschall (1842-1924) leur biais téléologique et leur postulat du progrès. En effet ils prétendent que la structure du monde social est telle, que tout évènement peut être rationnellement prédit, au degré de précision voulu, à condition qu’une description suffisamment précise des évènements passés, ainsi que de toutes les lois de la nature, nous soient données. Ils tendent à confondre l’approche normative et les analyses factuelles. Ils inventent la métaphore d’un stade originaire d’une société de chasseurs cueilleurs et du troc afin de justifier leur position normative. C’est ce qui conduit Adam Smith dans Richesse des nations, à caractériser la monnaie comme « la grande roue de la circulation, tout à fait différente des marchandises qu’elle fait circuler. » Veblen met dans le même sac la conception de l’économie d’Adam Smith, comme évoluant vers l’équilibre sous l’effet d’une loi naturelle et d’une main invisible et la théorie de l’équilibre général selon laquelle les économies tendent normalement vers un équilibre comme n’étant pas plus rationnelles que la représentation métaphysique d’une cause finale. Quant aux économistes qu’il qualifie de néoclassiques, ils s’en tiennent aux contraintes posées par les conditions économiques, sans s’interroger sur la transformation cumulative et la diversification des activités humaines qui résultent du changement dans les institutions.
- Le rôle central des institutions
Veblen exprime le lien entre la place centrale accordée aux institutions et l’approche évolutionniste qui s’attache avant tout au processus du changement économique. Il souligne qu’à son époque l’économie n’est pas une science évolutionniste c’est-à-dire une théorie considérant un processus dépourvu d’origine comme de finalité, mais fondé sur la causalité cumulative. Pour lui l’économie est une taxinomie incapable de rendre compte des processus de changements cumulatifs qui sont à l’œuvre dans le cours des activités humaines. L’économie classique nous donne une description de comment sont les choses quand elles sont stables mais ne fournit aucune information sur le processus de changement. Dans l’économie conventionnelle, les notions de lois naturelle, d’équilibre de causes perturbatrices débouchent sur un système de taxinomie économique à propos des relations normales entre les choses lorsqu‘elles sont stables. À l'instar des économistes classiques, les marginalistes ne font que produire une science "taxinomique" consistant en la définition et la classification des phénomènes de la vie économique en fonction d’un système concurrentiel hypothétiquement parfait.
La démarche des économistes classiques et néoclassiques s’apparente en fait à l’évolutionnisme de Lamarck, c’est-à-dire au transformisme, qui conduisait à un déploiement de la vie selon un plan déterminé, celui de l’équilibre général dont la modélisation sera achevée en 1954 par Arrow et Debreu. Le transformisme postulait l’origine de la vie sur Terre consécutive à une génération spontanée, une progression graduelle des organismes les plus simples vers les plus complexes ou organisés – soit l’Homme, dans la vision de Lamarck - pour expliquer les transformations des êtres vivants. De même que Lamarck faisait appel à une intervention surnaturelle, les économistes classiques font appel à un ordre naturel exogène selon lequel l’économie se développe nécessairement vers un équilibre stable prédéfini. Ils ignorent l’évolutionnisme de Darwin pour qui la sélection naturelle et le passage du temps jouent un rôle fondamental dans les variations et les probabilités de voir une forme de vie ou d’institution particulière émerger et se développer.
- Une anthropologie économique du vivant
Veblen reproche aux économistes anglais comme à l’école continentale autrichienne une conception de l’homme vu comme un être hédoniste calculant ses plaisirs et ses peines, ou comme un atome sans antécédents ni successeurs qui se meut sous l’effet de forces extérieures. L’erreur fondamentale de ses deux écoles est de postuler une nature humaine, immuable passive et inerte. La conception de l’économie classique est largement influencée par le modèle de la physique newtonienne et de la mécanique. Or pour Veblen, la théorie économique doit avoir pour objet l’action économique c’est-à-dire les processus vivants. Elle doit plutôt s’inspirer de la biologie. Certes nos vies individuelles se déploient de façon téléologique, c’est-à-dire qu’elles visent des objectifs, mais ces derniers ne sont pas immuables. L’activité économique des individus est un processus cumulatif d’adaptation des moyens par apprentissage mais également d’adaptation des finalités à l’environnement qui changent au fur et à mesure que le processus se déploie, l’agent comme son environnement étant à tout moment le produit de ce processus. Veblen refuse l’idée qu’il puisse y avoir une tendance légitime vers une finalité prédéterminée. Il critique ainsi l’approche finaliste normative de la science économique classique et néoclassique qui est contraire à son approche évolutionniste de la société. L’économie est un ensemble évolutif d’institutions qui sont les habitudes de pensée et d’action dominantes dans la société. A long terme, le changement institutionnel est endogène au mouvement économique et non un facteur exogène impactant un quelconque déterminisme historique.
La notion de causalité cumulative est ici centrale. Elle implique une approche séquentielle du changement, marquée par un temps irréversible et le caractère cumulatif des transformations successives. Mais à la différence de la conception linéaire et déterministe de la causalité, la causalité cumulative comprend une boucle de rétroaction de l’effet sur la cause. Les institutions constituent un objet mais aussi un facteur de sélection dans le processus évolutif de Veblen. Veblen se distingue tant de l’individualisme méthodologique que du l’holisme méthodologique. Les institutions résultent des actions humaines mais elles les conditionnent à leur tour. L'apport essentiel de la première tradition institutionnaliste incarnée par Veblen est de considérer que si ce sont bien les interactions entre individus qui conduisent à la formation des institutions, ces dernières influencent en retour les finalités et les préférences individuelles.
Il ne faut pas considérer les individus, leurs préférences et leurs désirs comme donnés mais considérer que ce sont les interactions entre individus qui conduisent à la formation des institutions, et que ces dernières influencent en retour les finalités et les préférences individuelles. Les institutions ont un pouvoir dual sur le comportement individuel qui est à la fois contraint et facilité par elles. Leur pouvoir normatif donne forme aux aspirations individuelles et les modifient. La conception évolutionniste s’appuie sur une ontologie de la réalité sociale stratifiée à trois niveaux (valeurs, normes, règles) et sur des phénomènes d’émergence. Une propriété peut être qualifiée d'émergente si son existence et sa nature dépendent d'entités situées à un niveau inférieur, et si cette propriété n'est ni réductible aux propriétés des entités situées au niveau inférieur, ni prédictible à partir de ces dernières.
L’intérêt collectif devient une propriété émergente de l’institution entreprise dès lors que la menace qui porte sur chacune les hommes et leurs des associations nécessite de considérer à nouveau frais les valeurs directrices de l’architecture dogmatique. Face à la guerre et à l’arbitraire du XVIIIème siècle, les hommes du XIXème siècle ont intégré les normes d’émancipation de l’humanité dans leurs associations industrielles. Face la politique totalitaire de la technique et à Gaïa, les hommes du XXIème siècle intègrent des normes de développement durable au sein de leurs associations productives.
- Pouvoir de l’instinct prédateur
Dans cette perspective, il convient de bien prendre en compte que c’est la force du pouvoir dogmatique qui joue un rôle déterminant dans la formation des revenus. Les revenus ne sont nullement des produits créés par ceux qui les reçoivent mais ce sont des paiements pris sur la communauté de travail grâce à l’action d’une pression. Ainsi, le prix d’une œuvre d’art est indexé sur le pouvoir d’achat du collectionneur pris dans le désir mimétique et accessoirement sur le travail de l’artiste et de son agent. Loin d’être un monde d’harmonie et d’équilibre, la société est, depuis l’origine, le théâtre de conflits et de dominations. Loin d’être un calculateur rationnel et hédoniste, l’homme est mû par des instincts et des pulsions irrationnelles. Un des instincts primitifs les plus importants est l’instinct prédateur qui mène à l’appropriation du surplus économique par une minorité oisive. Il est le fait de la « Classe de loisir » qui s’adonne aux activités sportives, religieuses, à la guerre et au gouvernement (Veblen, 1970). Dans la société moderne, l’instinct prédateur prend la forme de la rivalité pécuniaire et la consommation ostentatoire. A l’instinct prédateur correspond dans l’économie moderne la multiplication des crises mimétiques liées à l’imitation des désirs, caractéristique d’une société où le consommateur s’est substitué au citoyen.
A L’instinct prédateur s’oppose, l’instinct laborieux, la propension à la curiosité gratuite et l’instinct parental qui sont les moteurs du progrès économique, social et scientifique. L’instinct laborieux correspond dans l’économie moderne à l’industrie. L’industrie se caractérise par le rôle central du machinisme. Le but de l’activité industrielle est la fabrication de produits en vue d’améliorer le bien-être de la population. Or dans le capitalisme moderne les activités industrielles sont menées dans le cadre d’entreprises d’affaires. Ces entreprises investissent en vue d’obtenir un gain financier. Leur finalité est de produire du profit et n’est pas de fournir des objets ou des services. A l’origine du capitalisme l’entreprise était dirigée par un véritable industriel motivé par l’instinct artisan. Après la première guerre mondiale, Veblen décrit les effets de la séparation entre la propriété et la gestion des entreprises notamment les crises économiques et le chômage qui sont le produit du freinage de l’industrie que la propriété du capital exerce sur le système des prix. Pour sortir de cette impasse, Veblen espérait une prise de contrôle de l’industrie par les véritables porteurs de l’instinct laborieux, les techniciens, les ingénieurs, alliés aux travailleurs manuels. Les dominés pourraient abandonner leur attitude déférente envers les hommes d’affaires qui sont des possesseurs absentéistes et tenter de construire un nouveau régime social technocratique.
Pour Veblen, l’évolution ne tend pas nécessairement vers l’harmonie. Sa théorie économique et sociale repose sur la prise en compte de la diversité des comportements sociaux. Ceux-ci peuvent s’expliquer par la coexistence de divers instincts (l’instinct de travail, l’instinct social ou grégaire, la curiosité désintéressée et la prédation). C’est pourquoi dans son évolution, la société - dont le moteur est à la fois les actions humaines, les schémas de pensée et le milieu matériel - peut tendre à la fois vers le conflit ou l’harmonie. L’évolution selon Veblen n’est pas donc explicable par une tendance intrinsèque à chercher l’harmonie mais bien plus par l’adjonction de différentes tendances qui prennent en compte l’existence durable du conflit.
Bibliographie selective
Veblen, T. (1898). Why is Economics not an Evolutionary Science ? Quarterly Journal of Economics, 12(4), 373-397.
Veblen, T. (1970). Théorie de la classe de loisir. Paris: Gallimard.
The Veblen Project : l’œuvre complète de T. Veblen en ligne