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30 mars 2023 4 30 /03 /mars /2023 16:17
Bernard Charbonneau en 1986

Bernard Charbonneau en 1986

Le développement de la méthode comptable CARE (Comptabilité Adaptée au Renouvellement de l’Environnement) est une des récentes manifestations de la nécessité de disposer d’outils de mesure toujours plus sophistiqués et contraignants pour contrôler les effets délétères des activités humaines sur notre environnement.  Elle s’appuie sur le principe de compensation comptable qui valorise une approche en soutenabilité forte selon laquelle aucun capital n’est substituable à un autre en considérant la finitude des ressources et l’irréversibilité de la destruction de certains de leurs composants[1].  Cet outil comptable qui s’ajoute à la multiplication des règlementations et des normes environnementales, pose la question de notre liberté face au déferlement de la technique et de sa puissance en regard de notre rapport avec la nature.

L’hiver 2023 a été marqué par de nombreuses controverses sur le tourisme des sports d’hiver. Le projet d’une retenue d’eau collinaire à La Clusaz de 148 000 m3, implantée à 1 500 mètres d'altitude destinée surtout à la production de neige artificielle a suscité des manifestations d’opposants et la création d’une ZAD[2]. La Compagnie des Alpes, filiale de la Caisse des Dépôts et Consignations, qui exploite les plus grands domaines skiables des Alpes Françaises s’est engagée à publier en 2024 son bilan carbone complet en incluant les effets induits par ses activités sur l’empreinte carbone de ses clients (transports aérien et terrestre pour accéder aux sites) et de ses fournisseurs/collaborateurs (trajets domicile travail et logistique)[3]. Deux visions de la montagne s’opposent l’une qui attaque des modèles insoutenables et peu compatibles avec les changements environnementaux radicaux déjà à l’œuvre, l’autre qui prône un aménagement à travers une transition progressive basée sur des éco engagements comme celui d’atteindre la neutralité carbone en 2037 grâce à un outillage de gestion de plus en plus complexe. Ceci s’inscrit sur fonds de la liberté d’accéder à des loisirs qui se sont développés sur l’exaltation du sentiment de la nature alors qu’ils n’en sont qu’une déviation bourgeoise comme le notait déjà  Bernard Charbonneau en 1937 :  « le bourgeois revient à la nature pour se reposer ou pour voir un beau spectacle ; la nature c’est pour lui un jardin public au milieu de terrains occupés par les usines et les champs » (Charbonneau & Ellul, 2014)   

La Grande mue de l’humanité

Bernard Charbonneau (1910-1996) agrégé d’histoire et géographie fait partie des non conformistes des années 30 s’exprimant dans les Revues Esprit et Ordre Nouveau qui rejetèrent dos à dos les approches libérales, socialistes et fascistes. Il est un des fondateurs de l’écologie politique française dont deux des objets de préoccupations furent l’Etat et la technique, l’un se liant à l’autre pour centraliser le pouvoir scientifique et déposséder les individus de leur autonomie. Avec son ami Jacques Ellul il s’inscrit dans le courant du personnalisme gascon.   

Très tôt il a acquis la conviction que la première grande guerre industrialisée de 1914-1918 avait ouvert le règne de la soumission complète de toute la réalité sociale et naturelle à la logique technicienne et industrielle. Ce qu’il appelle « la Grande Mue de l’humanité » est une accélération de la montée du pouvoir humain dans tous les domaines. La course à la puissance dans laquelle s’engagent toutes les sociétés en guerre exige la saisie de toute la population, de toutes les ressources industrielles, mais aussi agricoles de la totalité de l’espace aussi bien que de la vie intérieure des peuples.

L’emprise de l’organisation pour sauver la nature

B. Charbonneau a très vite pris conscience que son siècle serait autant celui du saccage de la nature que celui du totalitarisme. Selon lui si l’homme a besoin de nature, c’est qu’il a besoin de liberté. Être à la fois naturel et spirituel, il a un besoin vital de rencontrer la nature hors de lui, pour y éprouver charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde. Le milieu industriel et technique dans lequel nous vivons ne peut répondre que de manière très limitée à notre besoin de liberté et une artificialisation excessive du monde finit par engendrer la fin de la liberté de l’homme. La liberté est l’essence de l’homme en tant qu’il existe sur le mode de la conscience et s’avère capable de saisir des vérités d’ordre spirituel. Elle est puissance d’arrachement, mise à distance entre la réalité et le sens. Or la civilisation industrielle risque de nous priver à la fois de nature et de liberté. En effet on ne peut désormais bouger une pierre sans modifier l’équilibre de la planète, et pourtant nous déplaçons des montagnes et des fleuves. Le prix à payer pour cette liberté inconsidérée risque d’être la perte de la liberté car plus la puissance grandit plus l’ordre doit être strict. « Rien n’ayant jamais été donné pour rien sur terre, si l’homme prétend s’émanciper totalement de la nature, il pourrait bien le payer par un contrôle social total. C’est pourquoi, aux menaces de catastrophes entraînées par l’exploitation sans frein de la terre s’en ajoutent d‘autres provoquées par les réactions de la matière humaine écrasée sous le poids de la machine sociale, par le malaise physique et spirituel de l’homme qui  ne peut tolérer de bonheur que le sien et non celui qu’on lui fabrique dans les laboratoires et ministères[…] Pour contrôler les dangers de moyens de plus en plus puissants et fragiles parce que complexes, gérer un espace et des ressources qui s’épuisent , prévoir et maîtriser les réactions humaines qui empêcherait de le faire, on est obligé de renforcer l’organisation. On est contraint de tout connaître, tout calculer tout prévoir pour ce qui est de la nature et de l’homme. » (Charbonneau, 1980, pp. 69-70). Charbonneau nous alerte sur le fait qu’en dépit des apparences l’écofascisme a l’avenir pour lui, et qu’il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite.  En effet « la préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital : la liberté » (ibid., 93) 

Le fait décisif de la modernité est la technique. Celle-ci n’est pas seulement le machinisme mais désigne un phénomène nouveau, né de l’agrégation et de la multiplication d’un ensemble de techniques qui forme le substrat social de la modernité : techniques intellectuelle, économique, politique, juridique, organisationnelle, de communication ou de transport. Prendre au sérieux la technique, c’et s’intéresser aux pratiques, aux formes de vie et aux socialités produites par la modernité plutôt qu’aux discours et aux idéologies. Contre la logique du fait divers et de l’audimat qui masque et fait écran aux authentiques transformations du monde environnant B. Charbonneau propose d’être à l’écoute des lentes transformations de notre vie de tous les jours. La technique rend les hommes irresponsables. Les manifestations principales du développement de la technique sont le gigantisme, la concentration et l’abstraction. Cet état de fait aboutit à une dispersion des effets de l’action : à l’ère de la technique l’identification de la responsabilité des acteurs est devenue problématique, voire impossible. L’action morale est donc impossible puisque l’homme ne peut se représenter les effets de son action. Pour Charbonneau « le drame est qu’il n’y ait point le crime d’une mafia, mais une vaste lâcheté anonyme » Au moment où la technique moderne donne au capitalisme les moyens de son gigantisme, la responsabilité de cet état de fait est diffuse : chacun contribue, en renonçant à interroger les orientations fondamentales de son existence, à le perpétuer et même à l’approfondir.  

La RSE sous tension  

Pour Charbonneau la liberté n’est pas un droit mais un devoir et il serait aberrant de composer avec un service dit public qui construirait des centrales nucléaires, des trains à grandes vitesses, des stations de ski autant de produits techniques qui au nom du progrès vont également à l’encontre du mieux-être des habitants. Pour lui l’être humain est la nature et l’écologie est le seul chemin de la liberté qui permet à chaque individu la plus large autonomie vis-à-vis des systèmes techniques et de la centralisation des institutions qui sont de plus en plus inféodées à une science sans conscience. Le libéralisme économique et sa traduction dans des régimes politiques non-interventionnistes, n’enlève rien au mouvement de fond qui concerne toutes les sociétés, à savoir « la totalisation sociale ». Dans cette perspective le mouvement de la responsabilité sociale de l’entreprise, qui s’est fortement développé notamment depuis le livre vert de la Commission européenne de 2001[4] , n’a fait que transférer de l’Etat aux entreprises la responsabilité de la transition écologique et la réalisation des objectifs de développement durable. Si sous le coup de la globalisation l’Etat ne contrôle plus l’économie nationale et les communautés ne reposent plus sur une seule localisation, l’individu n’en reste pas moins dépendant du « développement économique » quand bien même celui-ci se veut durable. Aujourd’hui notre monde est pris dans un développement qui mène soit à une catastrophe, soit à un totalitarisme scientifique et technique planétaire. Il convient alors pour B. Charbonneau de penser les nouvelles conditions, à la fois de l’enfermement des individus et des possibilités de leur liberté. L’avenir de la RSE s’inscrit sur cette ligne de crête.

 

Bibliographie

Cérézuelle, D. (2022). Nature et Liberté - Introduction à la pensée de Bernard Charbonneau. Paris: L'échappée.

Charbonneau, B. (1969). Le jardin de Babylone (éd. 2002). Paris: Encyclopédie des nuisances.

Charbonneau, B. (1980). Je fus. Essai sur la liberté (éd. 2021). Paris: RN.

Charbonneau, B. (1980). Le feu vert-Autocritique du mouvement écologique (éd. 2022). Paris: L'échappée.

Charbonneau, B. (2022). Résister au totalitarisme industriel : actualité de la pensée de Bernard Charbonneau. Paris: RN.

Charbonneau, B., & Ellul, J. (2014). Nous sommes des révolutionnaires malgré nous - Textes pionniers de l'écologie politique. Paris: Seuil.

Rognon, F. (2012). Bernard charbonneau et Jacques Ellul - Aux sources de l'écologie radicale du XXIème siècle. Écologie & politique, 44(1), 67-76.

 

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6 janvier 2023 5 06 /01 /janvier /2023 15:40
Georges Bataille, en 1961, Dans la salle de signature des Éditions Gallimard, Photo André Bonin

Georges Bataille, en 1961, Dans la salle de signature des Éditions Gallimard, Photo André Bonin

La frénésie du Black Friday précédant celle des cadeaux de Noël nous invite chaque année à la surconsommation de produits électroniques dont les déchets sont dangereux et la fabrication très émettrice de gaz à effets de serre. En France l’article 16-I de la loi n° 2020-105 du 10 février 2020 de lutte contre le gaspillage et pour l’économie circulaire, a mis en place un indice de réparabilité sur neuf catégories de produits électriques et électroniques. L’association HOP (Halte à l’obsolescence programmée) fait partie des entrepreneurs sociaux nommés Follow 2022 par Ashoka pour ses actions de plaidoyer auprès des décideurs politiques, des entreprises, des réparateurs ou encore des vendeurs pour mettre en place des normes et des lois en termes de conception de produits durables et réparables[1]. Il n’en reste pas moins que la question de la surconsommation est au cœur des enjeux de responsabilité sociale des entreprises comme dans le secteur du luxe, où se pose la question de sa légitimité  (Roux, El Euch Maalej, & Boyer, 2016) ou dans le secteur automobile dont le marketing s’efforce de dissimuler sous le voile pudique de la « voiture propre » la part maudite de ses activités.

L’écrivain et philosophe Georges Bataille (1897-1962) est l’auteur d’une œuvre abondante qui s’inscrit sous le signe de la transgression, du mysticisme et de l’érotisme. « Ce n’est pas le moindre paradoxe de cette œuvre, plus que toute autre dénudante, qu’elle ne dise de la vie privée que le minimum et généralement le pire, » (Surya, 2012). Il a été un inspirateur de plusieurs des auteurs rassemblés par les anglo-saxons sous le vocable de « french theory » : (Foucault, Derrida, Lyotard, Lacan, Baudrillard…) qui sont des références pour les critical management studies. Restée longtemps ignorée[2] son approche anthropologique transdisciplinaire s’est attachée à plusieurs thématiques pertinentes pour une approche critique du management comme la souveraineté (De March, 2022), la dépense ou la communication.   

Une économie généralisée qui intègre la dilapidation

Pour Georges Bataille, il est clair que la dépense et l’excès, avec ce qu’ils impliquent de jouissance et de souveraineté acquise dans la transgression, sont ce qui compte, beaucoup plus que toute analyse de la pénurie ou de l’accumulation selon des méthodes classiques ou marxistes.

Bataille part du constat que l’économie, telle qu’elle a été pratiquée et intuitionnée par les hommes avant la naissance de l’économie libérale comme science, a fait du refus de la perte (monétaire, matérielle) un axiome. Il semble naturel parce que rationnel que la perte n’ait pas sa place dans l’économie dont le but est d’accumuler et de conserver les richesses. Il développe dans son ouvrage La Part Maudite (1949) une conception singulière de « l’économie généralisée ». A l’échelle du vivant les organismes humains ou non-humains disposent de ressources d’énergie plus grandes qu’il n’est nécessaire pour assurer la vie à savoir ce qui relève des fonctions de croissance et de reproduction. Le rayonnement solaire a pour effet une surabondance de l’énergie à la surface du globe que la matière vivante reçoit et accumule dans les limites de l’espace qui lui est accessible. L’impossibilité de continuer la croissance de façon infinie et la pression qui s’exerce sur le globe donnent le pas à la dilapidation. L’excèdent d’énergie encore accru par le travail humain et démultiplié par l’usage de la technique, s’il ne peut servir à la croissance est perdu c'est-à-dire qu’il ne peut être utilisé. Pour Bataille la pression a deux effets principaux que l’on peut constater au quotidien :

  • L’extension. La foule de supporteurs qui a le grand désir d’envahir un stade ne peut y rentrer toute entière. Si le service d’ordre est bien fait les gens seront contenus et ne grimperont pas sur les barrières ou les lampadaires. Dans le cas contraire nous assistons à des débordements comme ceux du Stade de France en mai 2022 à l’occasion de la finale de la ligue des champions.
  • La dilapidation ou le luxe : La pression met en concurrence des organismes inégaux. L’inégalité de la pression dans la matière vivante ouvre constamment à la croissance la place laissée par la mort. L’histoire de la vie sur la terre est l’effet d’une exubérance dans laquelle l’évènement dominant est le développement du luxe et la production de formes de vie de plus en plus onéreuses.

Georges Bataille identifie trois formes de luxe : la manducation, la mort et la reproduction sexuée. La manducation des espèces les unes par les autres est la forme de luxe la plus simple. Par exemple, en ce qui concerne l’homme la consommation de viande de bœuf est la première cause de déforestation ; entre 2001 et 2015, elle a été responsable de 37% de la déforestation provoquée par les activités agricoles. Un kilo de bœuf y compris le fourrage, demande 323 m² de Terre contre 6m² pour un kilo de pommes de terre ou de légumes.[3] La manducation porte la mort qui par sa forme fatale et inexorable est pour Bataille le plus couteux des luxes, celui qui répartit dans le temps le passage des générations.  Enfin la reproduction sexuée, où les individus engendrés sont clairement séparés de ceux qui les engendrent et « leur donnent la vie comme on donne aux autres » est l’occasion d’une soudaine et frénétique dilapidation des ressources d’énergie portée en un moment à l’extrême du possible. Mi-novembre 2022 la population de la terre a dépassé les huit milliards d’êtres humains.  Il y a 70 ans, en 1952, elle était de 2,5 milliards et dans 70 ans, en 2092, elle aura encore augmenté de 2,5 milliards par rapport aux chiffres actuels. Certains en viennent à se demander s’il ne faut pas arrêter de faire des enfants pour sauver la planète au risque d’escamoter les enjeux économiques et politiques.  (Pont, 2022) . Le travail humain et la technique ouvrent à l’homme la possibilité d'augmenter ses réserves d'énergie, mais leur action combinée occasionne des dilapidations encore plus grandes, comme les guerres, et l'augmentation de la consumation (gaspillage et dépenses somptuaires accessibles au plus grand nombre) depuis plusieurs décennies. L’élévation du niveau de vie n’est nullement représentée comme une exigence de luxe. Au contraire « le mouvement qui la revendique est même une protestation contre le luxe des grandes fortunes : ainsi cette revendication est-elle faite au nom de la justice » Cependant, ces deux aspects sont vus comme une double malédiction, d'où le refus de la guerre et le refus de reconnaître que l'augmentation du niveau de vie est luxe. Ainsi la dilapidation est source d'angoisse, parce qu'elle n'est pas reconnue comme loi fondamentale de l'économie générale.

 

Reconnaitre la place des dépenses improductives

Bataille est parti du constat que l’humanité consciente est restée mineure et que si elle se reconnaît le droit d’acquérir de conserver ou de consommer rationnellement, elle exclue par principe toute dépense improductive. Pour lui l’activité humaine n’est pas réductible aux processus de production de conservation et de consommation. Bataille va distinguer deux parts distinctes dans les activités humaines (La Notion de Dépense, 1933) :

  1. L’usage pour les individus du minimum qui est nécessaire à la conservation de la vie et à la continuation de l’activité productive.
  2. Les dépenses improductives qui dans les conditions primitives ont leur fin en elles-mêmes à savoir : le luxe, les deuils, les guerres, les cultes, les constructions de monuments somptuaires, l’activité sexuelle perverse détournée de sa finalité génitale.

La notion de dépense chez G. Bataille est associée au principe de la perte, il s’agit d’une dépense inconditionnelle, qui est contraire à la rationalité économique qui voudrait que toute dépense soit compensée par une acquisition. Il prend notamment l’exemple des bijoux. Il ne suffit pas qu’ils soient beaux et éblouissants, ce qui laisserait la possibilité de leur substituer des faux (diamants de synthèse, oxyde de zirconium), mais le sacrifice d’une fortune considérable est nécessaire pour qu’ils revêtent un caractère fascinant. La valeur du bijou est liée au sacrifice humain qui a dû être réalisé pour l’extraire des entrailles de la terre comme en témoigne l’industrie des « diamants de sang » que depuis 2003 le processus de Kimberley s’efforce de contenir [4]. A l’autre bout de la chaine elle est également liée aux sommes considérables que l’acquéreur est prêt à payer pour témoigner ostensiblement du sacrifice qu’il réalise pour offrir un cadeaux somptueux chargé d’amour sexuel.  Dans le domaine des compétitions sportives, le budget colossal consacrés par le Qatar à l’organisation de la coupe du monde de football 2022 (220 milliards de $)[5] nous conduit à penser avec Bataille que cette énergie est prodiguée dans le but de créer un sentiment de stupéfaction, d’une intensité beaucoup plus grande que toute entreprise de production visant à satisfaire une quelconque utilité. Le danger de mort n’est pas évité et constitue au contraire l’objet d’une attraction inconsciente. Dans le cas présent notre attention est autant attirée par le sacrifice des joueurs que par celui-des ouvriers qui ont contribué au péril de leur vie à la préparation de cette manifestation d’une mystique sans Dieu qui se veut éblouissante.[6]    

Les hommes se trouvent constamment engagés dans des processus de dépense qui dans leurs formes les plus accentuées produisent des états d’excitation assimilables à des états toxiques, qui sont définis par Bataille comme des impulsions illogiques et irrésistibles au rejet de biens qu’il aurait été possible d’utiliser rationnellement selon le principe d’une balance comptable équilibrée. Les pertes ainsi consenties sont liées à la « création de valeurs improductives, dont la plus absurde et en même temps celle qui rende le plus avide est la gloire. Complétée par la déchéance, celle-ci sous des formes tantôt sinistres tantôt éclatantes, n’a pas cessé de dominer l’existence sociale et il reste impossible de rien entreprendre sans elle alors qu’elle est conditionnée par la pratique aveugle de la perte personnelle ou sociale » (La Notion de Dépense, 1933). Ainsi de la physique du globe à l’économie planétaire Bataille attire notre regard vers cet excédent d’énergie qui anime les sociétés humaines. A rebours de l’ordre économique classique, le déchet immense de l’activité humaine nous conduit à prendre en compte la part du sacré et de l’obscène entrainé par les intentions humaines dans un jeu qualitatif où la matière perdue pour la gloire représente par rapport à l’économie ce que le crime représente par rapport à la loi : une transgression où l’ardeur voluptueuse se conjugue avec la rage du désir. 

 

Bibliographie

Bataille, G. (1933, Janvier). La Notion de Dépense. La Critique Sociale(7).

Bataille, G. (1939-1945). La limite de l'utile (éd. 2016). Lignes.

Bataille, G. (1949). La Part Maudite. Paris: Minuit.

De March, F. (2022). La notion de souveraineté chez Georges Bataille (1897-1962) éclaire-t-elle les suicides au travail ? Revue Française de Gestion, 305(4), 79-101.

Pont, E. (2022). Faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète ? : enquête sur la démographie mondiale. Paris: Payot.

Roux, D., El Euch Maalej, M., & Boyer, J. (2016). Les jugements critiques du luxe : une approche par la légitimité. Décisions Marketing, 82(2), 33-52.

Surya, M. (2012). Georges Bataille, La mort à l'oeuvre. Paris: Gallimard.

 

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15 novembre 2022 2 15 /11 /novembre /2022 14:18
Penser la sobriété comme une espérance avec Ernst Bloch

 

La sobriété peut-elle apparaitre comme une visée émancipatrice pour notre siècle comme le fut la liberté au milieu du siècle dernier ? Fin Août 2022 se sont tenues les quatrièmes Universités d'Eté de l'Economie de Demain à l’initiative d’Impact France[1], « le mouvement des entrepreneurs et dirigeants qui mettent l’impact écologique et social au cœur de leur entreprise ». Ce premier temps qui a réuni 2000 participants est actuellement décliné dans plusieurs régions françaises notamment à Montpellier et à Lyon [2]. Ces rencontres sont organisées autour d’un manifeste et de vingt propositions à destination des pouvoirs publics et des entrepreneurs pour engager l’économie sur le chemin d’une nouvelle prospérité par la sobriété. Le mot d’ordre qui a été retenu pour cet ensemble de manifestations est « Sobriété, j’écris ton nom ».  Ces propositions visent à passer d’une sobriété subie à une sobriété organisée par le développement de nouvelles solutions alliant innovations scientifiques, écologiques et sociales qui répondent à des besoins essentiels non satisfaits plutôt que d’en créer de nouveaux. Ce mot d’ordre s’inspire directement du poème de Paul Eluard « Liberté, j’écris ton nom » publié clandestinement en 1942 comme une ode à la liberté face à l’occupation nazie. (Eluard, 1945). Politiquement engagé auprès du parti communiste, Paul Eluard (1895-1952) est le poète qui ne se résigne pas, qui n’accepte pas. C’est un porteur d’espérance pour les temps sombres. La lecture du manifeste d’Impact France nous révèle la nouvelle espérance des entrepreneurs sociaux d’aujourd’hui qui est de répondre collectivement aux besoins de chacun dans un monde aux limites planétaires dépassées et au consumérisme débridé [3] .  La sobriété qui est une réduction volontaire de la consommation, est à distinguer de l’efficacité (même quantité consommée pour une production accrue) et de la pauvreté (réduction de la consommation qui s’impose à nous par les prix). La sobriété est moins une affaire d’innovation technique que d’innovation sociale territorialisée pour changer les comportements collectifs et faire évoluer les pratiques sociales. Elle nécessite en particulier la mise en œuvre de partenariats entre les entreprises, les associations et les collectivités locales (Richez-Battesti, Petrella, & Vallade, 2012). Ces propos anticipant un futur désirable de sobriété heureuse (Rabhi, 2010), nous apparaissent comme la manifestation contemporaine de ce que le philosophe allemand Ernst Bloch appelait dans son œuvre majeure Le principe espérance (1982).

Vers une utopie concrète

Ernst Bloch (1885-1977) est un philosophe marxiste allemand non orthodoxe qui formula l’idée d’« utopie concrète ». Il s’agit d’une pensée utopique qui a perdu son ambition universelle pour devenir locale. l’utopie n’est pas une fuite dans l’irréel, mais est l’exploration des possibilités objectives du réel et la lutte pour leur concrétisation. Cette exploration est à mettre en œuvre dans le cadre de micro expériences territoriales. Bloch s’est attaché notamment à une interprétation originale du christianisme dans la perspective d’un messianisme athée (Münster, 1989).

Pour Bloch, l’utopie est tout d’abord un rêve éveillé orienté vers l’avenir, une image de souhait ou encore, dans une version poétique, un paysage-de-désir. L’objet du rêve et du désir est un « non-encore-être » qui se trouve dans la réalité elle-même comme tendance ou latence. En d’autres termes l’utopie, est l’anticipation d’un monde non-encore-devenu mais ardemment désiré. Dans le cas de nos entrepreneurs sociaux, il s’agit de construire un monde de prospérité partagée et durable par la sobriété.

Ernst Bloch rattache ainsi en premier lieu l’utopie à des facteurs subjectifs. L’insatisfaction face à l’existant et le sentiment douloureusement éprouvé que « quelque chose manque » forment le terreau d’où émerge la conscience utopique. Corrélativement, celle-ci est d’abord projection dans un ailleurs par la pensée et l’imagination, projection qui témoigne d’une capacité proprement humaine.

Ces rêves éveillés peuvent être vus comme une fuite hors du monde, mais ils ne sont pas que cela. En eux s’exprime aussi l’espoir d’une vie meilleure, espoir qui empêche la résignation face à l’état de fait, et incline à l’action. Ainsi, la véritable conscience utopique ne se contente pas de rêver le dépassement du déchirement relatif à son être-au-monde. Elle n’en reste pas à des « images de consolation » mais cherche bientôt à donner à ce dépassement une forme concrète, c’est-à-dire à l’inscrire dans la matérialité du monde. Ernst Bloch définit ainsi la conscience utopique comme « conscience anticipante ». Les images qu’elle produit et les désirs qu’elle fait naître ne sont pas chimériques, ils peuvent être réalisés. Il y va ici d’une rupture très nette avec l’abstraction propre aux utopies classiques (cf. Thomas More, Thommaso Campanella). Celles-ci se présentaient davantage comme des fuites dans l’imaginaire que comme de véritables projets de transformation de l’existant. Leur perfection et leur souci de régir chaque menu détail de la vie quotidienne n’est que le pendant de leur irréalisme, et de l’irrémédiable coupure qu’elles instaurent avec l’état du monde ici et maintenant. Les auteurs utopiques classiques construisent ainsi des machines sociales parfaites, mais comme le dit Ernst Bloch aucun d’entre eux « n’a vraiment compris pourquoi “le monde” ne s’intéressait pas à leurs plans, et pourquoi l’on songeait si peu à se lancer dans le travail  d’exécution». À l’inverse, la conscience anticipante construit l’utopie, non pas comme une élucubration plus ou moins farfelue, mais comme un possible en faveur duquel il s’agit d’œuvrer.

Pour Ernst Bloch, le champ de l’utopie ne se limite pas non plus aux socialistes du XIXème siècle (cf. Fourier, Saint-Simon, Cabet). Il refuse également de réduire le marxisme à une conception du monde dominante à son époque :  le matérialisme dialectique. Contre lui il faut penser le marxisme à partir du Principe Espérance et retrouver le marxisme comme arme critique contre toute réalité sociale oppressive. Il faut le fonder comme une métareligion, pensée du substrat de toutes les religions, à savoir « espérance en totalité ». Bloch voit le marxisme comme un messianisme eschatologique qui explicite la différence entre ce qui est et ce qui n’est pas encore, entre existence et essence de l’homme comme de la nature. Bloch pense l’abolition de la différence de l’homme et de la nature dans une « patrie de l’identité réussie ».  Marx a inauguré un mouvement de réorchestration des utopies dans une nouvelle science celle de l’utopie concrète, une théorie-praxis de cette grande aspiration vers ce qui n’est pas encore advenu. Ernst Bloch montre avec une grande érudition que cette aspiration se découvre aussi dans tous les grands mouvements révolutionnaires et dans toutes les révoltes sauvages : du christianisme primitif aux mouvements hérétiques, messianiques et millénaristes, à la révolution de 1789, à la Commune de 1871 et à la révolution d’octobre 1917. Dans cette perspective marxiste il s’attache aux textes de jeunesse de Marx et prend soin de situer Marx dans la tradition des grands hérétiques, annonciateurs d’utopies concrètes. L’utopie remplit alors trois fonctions principales dans un processus historique qui requiert l’action libre de l’homme guidée par la raison pratique :

  • Elle est protestation contre la situation présente, refus d’adaptation au système établi. Pour E. Bloch « c’est par les sans-espoir et pour les sans espoir que l’espoir nous est donné. » Elle est force de transgression, qui fait émerger la face d’ombre de l’ordre établi désignée par les groupes sociaux économiquement défavorisés et marginalisés. On retrouve ceci dans les aspirations de justice sociale et de préservation de l’environnement qui anime les entrepreneurs sociaux.
  • Elle est prospection des possibles non encore réalisés par la société. Elle appelle la liaison de l’imaginaire et du réel pour la transformation des situations sociales et politiques. Il ne s’agit pas d’un retour à un paradis perdu originel ni d’une utopie régressive qui serait de l’ordre du mythe. Ici elle va contre la rationalité actuelle dominante et introduit la possibilité d’un autre ordre fondé sur la libération d’un désir, non pas d’appropriation consumériste mais de simplicité et de sobriété volontaire.
  • Elle est enfin exigence impatiente de réaliser tout de suite un nouvel ordre économique et social sans passer par des étapes et ceci dans les lieux de la vie quotidienne. Il faut que les anticipations produites par l’utopie ne soient pas de pures illusions, mais qu’elles constituent non seulement une tendance mais aussi une possibilité opérationnelle inscrite dans la matière et dans l’homme.

Ernst Bloch développe également une critique de la technique moderne qui s’inscrit dans une exigence romantique d'un rapport plus harmonieux avec la nature. La technique actuelle - qu’il désigne comme « bourgeoise » - n'entretient avec la nature qu'une relation marchande et hostile : elle « se trouve installée dans la nature comme une armée qui occupe un pays ennemi ». L'auteur du Principe Espérance considère que « le concept capitaliste de la technique dans son ensemble » reflète « une volonté de domination, de relation de maître à esclave » avec la nature. Il ne s'agit pas de nier la technique en tant que telle, mais d'opposer à celle qui existe dans les sociétés modernes l'utopie d'une « technique d'alliance, une technique médiatisée avec la coproductivité de la nature », une technique « comprise comme délivrance et médiatisation des créations sommeillantes enfouies dans le giron de la nature ».

La sobriété : une espérance pour le XXIème siècle ? 

Espérer, pour les entrepreneurs sociaux c’est gonfler le présent de futur, se lancer, oser se décider C’est répondre par leurs actes et leurs paroles à l’incertitude du lendemain. C’est conjurer la peur de ce qui vient, et la tristesse de ce qui ne viendra pas. C’est agir malgré tout. Le pire et le meilleur semblent aujourd’hui possibles.  Mais ce qui compte pour ces entrepreneurs c’est de ménager la place au possible, « cet espace non clos, ce lieu de naissance qui s’ouvre devant nous », comme le définit Bloch. Cette passion du possible, c’est l’espoir. « La vie de tous les hommes est sillonnée de rêves éveillés », soutient Ernst Bloch, cette « part qui stimule, qui empêche que l’on s’accommode à l’existant néfaste et que l’on renonce ». 

Il faut nous défaire d’une conception qui fait de l’espérance une fuite, une lâcheté, un refus d’affronter la réalité. Espérer est au contraire une forme de courage : courage de voir plus loin, de refuser l’immobilité, les situations figées et toutes ces fatalités commodes qui font ne rien tenter : « En conjuguant le courage et le savoir, l’homme empêche que l’avenir ne s’abatte sur lui comme une fatalité, il le conquiert et y pénètre avec tout ce qui est sien. » L’espoir n’est pas une croyance, un rêve, ni un vœu pieux, c’est ce qui nous fait avancer. C’est ce carburant qui anime les entrepreneurs sociaux français pour s’engager dans leur démarche.

Si fin 2022, l’espérance des entrepreneurs sociaux se porte vers la sobriété, c’est peut-être qu’il n’y a plus rien attendre du côté de la consommation, du productivisme, de la lutte pour les parts de marché, de l’accumulation du capital, de la maximisation des profits.  N’est-ce pas une transgression durable des valeurs d’une l’idéologie capitaliste dominante dont la logique perverse conduit à la rupture des équilibres écologiques, à la destruction des écosystèmes et au changement climatique ? N’est-ce pas surtout manifester un choix libre et volontaire en faveur d’une réduction de nos consommations d’énergie et de matières, plutôt que celui de la contrainte par la puissance publique ou par les marchés ?

 

Bibliographie

Bloch, E. (1976). Le principe espérance (Vol. 1). Paris: Gallimard.

Bloch, E. (1982). Le principe espérance: les épures d'un monde meilleur (Vol. 2). Paris: Gallimard.

Eluard, P. (1945). Au rendez-vous allemand. Paris: Minuit .

Münster, A. (1985). Figures de l'utopie dans la pensée d'Ernst Bloch. Paris: Aubier.

Münster, A. (1989). Ernst Bloch : messianisme et utopie. Introduction à une phénoménologie de la conscience anticipante. Paris: P.U.F.

Rabhi, P. (2010). Vers la sobriété heureuse. Arles: Actes Sud.

Richez-Battesti, N., Petrella, F., & Vallade, D. (2012). L'innovation sociale, une notion aux usages pluriels : Quels enjeux et défis pour l'analyse ? Innovations(28), 15-36.

 

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23 septembre 2022 5 23 /09 /septembre /2022 21:34
Penser les catastrophes climatiques avec Günther Anders

Inondations meurtrières au Pakistan, sécheresses et canicules historiques en Chine et en Europe, pluies diluviennes et incendies aux États-Unis : d'un bout à l'autre de la planète, les catastrophes naturelles de l'été 2022 ont matérialisé la réalité du réchauffement climatique pour des milliards de personnes. Les solutions techniques au réchauffement climatique apparaissent déjà inadaptées : face à la canicule la Californie a dû interdire partiellement la recharge des voitures électriques qu’elle s’efforcait au même moment de généraliser[1] . En effet les fortes températures affectaient le réseau électrique qui menaçait de tomber en panne. La Métropole de Lyon a été touché par des coupures électriques : les canicules répétées ont en effet provoqué des pannes souterraines, le réseau d’électricité étant enterré en zone urbaine dense[2]. Airbus a annoncé que de nouveaux avions à hydrogène rentreront en service en 2035[3] mais le recours à l'hydrogène « vert » dans le transport aérien nécessitera d'énormes quantités d'électricité renouvelable, au détriment des autres secteurs qui doivent eux aussi se décarboner.

Comment un monde hautement technicisé, qui tend à exclure ou à détruire l’homme par les effets secondaires de la technique peut-il laisser la place à l’exercice d’une responsabilité sociale et environnementale de l’entreprise ? Le philosophe Günther Anders propose des éléments de réflexion qui nous conduisent à mettre en question les réponses techniciennes au réchauffement climatique.

De l’obsolescence de l’homme

Günther Anders[4] (1902-1992) est un philosophe allemand élève de Husserl et de Heidegger qui pense l’autonomie de la technique et en fait la critique. Pour lui la technique moderne prive peu à peu l’homme de sa liberté : elle commence par le déclarer obsolète tout en caressant le projet à long terme de le liquider. Elle traite l’homme non seulement comme un simple moyen mais carrément comme une matière première. La seule liberté qui reste à l’homme, chez Anders, est celle de résister à la technique qui travaille à l’évincer progressivement de la fonction de sujet de l’histoire pour l’y remplacer. Le mot clé d’« obsolescence » est à mettre en rapport avec la finalité sans fin de la production industrielle qui est de produire pour produire. Si le « progrès » avance à un rythme accéléré c’est que l’industrie telle qu’elle est devenue ne poursuit pas d’autre but que de livrer à l’obsolescence aussi vite que possible ses produits déjà vendus afin de garantir ainsi la continuation de la production. Donc « si le progrès désigne encore quelque chose, c’est alors le progrès dans la fabrication du périmé. » (Anders, 2008, pp. 374-375).

Anders ne cesse d’attirer notre attention sur le rapport de proximité entre les effets de la technique tels qu’ils se sont manifestés dans le génocide d’Auschwitz et la possibilité d’un globicide à venir, dont Hiroshima et sa répétition banalisante à Nagasaki constituent les signes avant-coureurs.

Claude Eatherly commandant de l'avion météorologique qui a soutenu le largage de la bombe atomique sur Hiroshima le 6 août 1945, n'a ressenti aucune animosité particulière à l'égard des Japonais. Eatherly a accompli sa mission, sans se soucier de sa finalité ultime. Comment en est-on arrivé là ? Comment était-il possible que, comme l’écrit Anders, "la quantité de méchanceté requise pour accomplir le crime ultime, un crime disproportionné, soit égale à zéro" ? Pour lui, les catastrophes du XXe siècle n'étaient que l'aboutissement logique d'un processus pernicieux, déjà en cours depuis de nombreuses années, impliquant l'exclusion progressive de l'homme de tous les processus de production - et, finalement, du monde créé par ces processus. La véritable catastrophe à cet égard, qu'Anders espérait rendre "visible pour la première fois", résidait dans la transformation de la condition humaine, une transformation qui était devenue aussi naturalisée et imperceptible que destructrice. Selon lui, la bombe atomique est "l'emblème ultime d'une force surnaturelle, troublante et obsédante canalisée par des objets technologiques complexes : elle montre que plus "notre" puissance technologique augmente, plus nous devenons petits ; plus les capacités des machines sont inconditionnelles et illimitées, plus notre existence est conditionnelle ; plus les machines nous relient par leur existence même, plus nous sommes également considérés comme superflus et inadéquats"

Le modèle du travail moderne, avec sa division technique extrême des activités et ses chaînes d'abstraction logistiques et numériques, a fait perdre de vue au travailleur le produit final et les conséquences environnementales de ses actes en réduisant sa fonction à une simple exécution et à surveillance répétitive. Le travailleur accomplit un travail standardisé de faible valeur intrinsèque - orienté principalement vers la recherche du profit - dans lequel il y a peu de possibilités d'expression personnelle ou de culture d'une éthique du travail.

Du décalage prométhéen

La modernité technique est devenue la source d’un « décalage prométhéen », c'est-à-dire d’une « a-synchronicité chaque jour croissante entre l’homme et le monde qu’il a produit ». Pour G. Anders nous sommes capables de fabriquer la bombe à hydrogène, mais nous n’arrivons pas à nous figurer les conséquences de ce que nous avons fabriqué. Dans la mesure où la technologie a envahi l’ensemble des activités humaines il nous invite à considérer qu’en fabriquant des produits de plus en plus complexes nous avons construit un monde qui excède nos facultés de compréhension. Ainsi propose-il dans la préface à la cinquième édition du premier volume de l’Obsolescence de l’homme trois thèses majeures :

  • Nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ;
  • Ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ;
  • Nous ne croyons que ce qu’on nous autorise à croire, ou plutôt ce qu’il faut impérativement que nous croyions (Anders, 2001, p. 11) 

La seconde thèse définit le « décalage prométhéen » : en raison de l’écart technique entre la capacité de produire et celle de représenter les effets de cette production, les propriétés des produits peuvent dépasser qualitativement les attributs de l’être vivant qu’est l’homme et, d’autre part, il en résulte une cécité dans l’action pratique qui conduit à toutes les difficultés à concevoir une responsabilité adéquate. Ainsi les conséquences du décalage prométhéen entre produire et représenter se manifestent d’une part dans un sentiment de honte de ne pas être soi-même aussi parfait que ses productions, et dans une impossible responsabilité, où chacun agit consciencieusement, mais sans parvenir à mesurer les conséquences de ses actes. Le décalage prométhéen ne concerne donc pas uniquement les limites de notre représentation des effets de la technique mais également celles de la morale. La responsabilité est un sentiment inhibiteur de notre hybris. Le monstrueux qui peut être déchainé par les effets des systèmes techniques est tel qu’il devient irreprésentable, voir imperceptible c'est-à-dire difficile à éviter.

Impossibilité d’une responsabilité sociale et environnementale

Dans deux lettres ouvertes adressées au fils d’Adolf Eichmann à vingt-cinq ans d’intervalle Anders considère la condition humaine sous l’angle d’une catastrophe à répétition, qui entraine l’obsolescence toujours croissante de l’humain lui-même. L’homme y apparaît encore comme détenteur d’une capacité de production infiniment supérieure à sa capacité de représentation mais également à sa capacité de sentir. Dans ce contexte, l’idée même d’une responsabilité se trouve radicalement atteinte ou profondément pervertie. Ainsi sommes nous tous d’une façon ou d’une autre des fils d’Eichmann, plus précisément nous sommes tous devant des choix auquel G. Anders confronte celui-ci : le choix de la continuité ou de la rupture. Ce choix devient de plus en plus urgent que se réduit de jour en jour la marge de jeu dont dispose l’humain dans le monde tel qu’il devient. Ainsi à partir du jeudi 28 juillet 2022, il nous faudrait entamer une seconde planète pour couvrir tous les besoins de l'humanité. Le « Jour du dépassement de la Terre », avance chaque année dans le calendrier[5], signe que nos modes de consommation et de production n'ont pas encore opéré la transformation nécessaire. Alors que les canicules et les incendies furent particulièrement violents cet été, nous continuons à consommer bien plus de ressources que la planète n'est capable d'en produire chaque année.

« Quand ce à quoi il serait bien nécessaire de réagir devient démesuré, notre sentir fait alors également défaut. Que cette démesure concerne des projets, des performances dans la production ou des actions déjà menées à leur terme, le « trop grand nous laisse froids, mieux (car le froid serait encore une sorte de sentir) : même pas froids, mais complètement intouchés ; nous devenons des « analphabètes de l’émotion », qui confrontés à de « trop grands textes » , ne reconnaissent plus, tout simplement qu’ils ont sous les yeux des textes. Six millions demeurent pour nous un simple nombre, tandis que l’évocation d’une dizaine de tués aura peut-être encore quelque résonnance en nous, et que le meurtre d’un seul homme nous remplit d’effroi. […] Parce que c’est cette carence-là qui permet la répétition des pires choses ; qui facilite leur augmentation ; qui peut être rend cette répétition et cette augmentation inévitables. » (Anders, 1999, pp. 58-59)

L’expérience de plus en plus proche et fréquente de notre impuissance face aux impacts de la technique sur le changement climatique constituerait donc une chance, une opportunité de morale positive car elle peut mettre en œuvre un mécanisme d’inhibition. Il existe en effet , inhérente au choc de notre impuissance, une force qui nous avertit. C’est justement ce choc qui nous enseigne que nous venons d’atteindre cette ultime limite au-delà de laquelle les deux voies de la responsabilité et du cynisme se séparent de façon irrémédiable. (Anders, 1999, p. 68).

Pour G. Anders , quiconque a une fois réellement tenté de se représenter les effets de l’action qu’il projette ( ou d’un projet dans lequel il s’est trouvé intégré sans se douter de rien) et qui après l’échec de cette tentative de représentation , s’est réellement avoué cet échec , celui-là se trouve alors pris de peur , d’une peur salutaire de ce qu’il était sur le point d’accomplir ; par là il se sent appelé à réexaminer sa décision ( en l’occurrence ce que , sans avoir pris lui-même de décision , il aurait contribué à déclencher) . Dans cette perspective, si par exemple en projetant de doter votre maison d’une piscine, ou de prendre un avion moyen-courrier, en achetant un jean[6] vous ne pouvez pas imaginer l’effet de cette action, vous vous dites « je ne peux pas imaginer l’effet de cette action, donc c’est un effet monstrueux, donc je ne peux pas l’assumer, donc, je dois réexaminer l’action projetée ou bien la refuser, ou bien la combattre. » (Anders, 1999, p. 68)

 

 

Bibliographie

Anders, G. (1999). Nous, fils d'Eichmann. Paris: Payot & Rivages.

Anders, G. (2001). L'obsolescence de l'homme. (C. David, Trad.) Paris: Encyclopédie des nuisances : Ivrea.

Anders, G. (2007). La Haine. Paris: Payot & Rivages.

Anders, G. (2008). Hiroshima est partout. Paris: Le Seuil.

Bussy, F. (2020). Günther Anders et nos catastrophes. Paris: Le Passager Clandestin.

Jolly, E. (2017). Günther Anders: Une politique de la technique. Paris: Michalon.

 

 

 

[4] Né à Breslau (devenue Wroclaw en 1945)  , auteur de textes antifascistes il dû s’exiler en France et aux Etats-Unis de 1933 à 1950, co-initiateur du mouvement contre la bombe atomique, il s’est rendu à Hiroshima en 1958, a correspondu avec Claude Eatherly le pilote de l’avion de reconnaissance d’Hiroshima et fut membre du Tribunal Bertrand Russell sur la guerre au Vietnam (1966-1967). 

[5] 19 septembre il y a 20ans

[6] En 2019, selon l’Alliance des Nations unies pour une mode durable, la production d’un jean consomme 7500 litres d’eau soit l’équivalent de ce que boit en moyenne une, personne pendant sept ans.

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21 mars 2022 1 21 /03 /mars /2022 10:52
Penser la logistique 4.0 avec Jacques Ellul

Le gouvernement français a lancé d’octobre 2021 à mai 2022 un appel à projet « Logistique 4.0 » en ciblant trois besoins : la transition vers des chaînes logistiques écologiquement durables, leur digitalisation et leur l’automatisation[1]. La logistique 4.0 est née suite à l'industrie 4.0, entendue pour la première fois il y a dix ans à Hanovre sur le salon IAA des véhicules utilitaires. Nous assistons pour la quatrième fois à une révolution industrielle. La première a vu le jour avec l'utilisation de la vapeur, la deuxième avec l'électricité et l'introduction du travail à la chaîne. La troisième révolution industrielle correspond à l'automatisation de la production avec l'utilisation de l'électronique grâce aux machines à commande numérique. La logistique 4.0 poursuit le mouvement et intègre la mise en réseau, la numérisation mais aussi le cloud.  Elle met en relation l'homme, les machines, les installations logistiques et les produits afin qu'ils communiquent directement entre eux.

Extension du domaine de l’intelligence artificielle au transport

Dans cette perspective la start-up californienne Nuro développe depuis cinq ans un véhicule autonome sans chauffeur. En janvier 2022 elle vient de présenter la troisième génération de son véhicule de livraison du dernier kilomètre. Celui-ci est conçu pour être commercialisé à grande échelle et livrer de manière autonome des produits à température ambiante, des produits frais et/ou congelés ainsi que des produits chauds à de nombreuses personnes. Ce robot électrique autonome, qui peut s'élancer à une vitesse maximale de 70 km/h, est conçu pour fonctionner une journée complète avec une seule recharge. Il est équipé de caméras, radars, capteurs lasers et caméras thermiques qui lui offrent une vue à 360° de son environnement. L'ensemble des capteurs se nettoient automatiquement pour conserver un maximum de sensibilité tout au long de la journée. Enfin Nuro a mis l’accent sur la sécurité en dotant son robot d'un airbag piéton extérieur afin de réduire les risques de blessures en cas de collision. En 2021, après Domino’s Pizza, Nuro a noué un partenariat stratégique sur le long terme avec FedEx ce qui va lui permettre de déployer sa technologie à grande échelle. Ce véhicule n’est en fait qu’une des briques d’un système logistique largement dominé par l’intelligence artificielle. Les applications d’IA permettent déjà l’automatisation de l’inventaire, la gestion intelligente des stocks, l’automatisation de la préparation des commandes et du tri des colis, ainsi qu’un une meilleure visibilité du transport. Avec les véhicules autonomes l’IA contribue à l’optimisation des tournées de livraison au client final, qui reste l’étape la plus complexe et difficile à gérer en raison des nombreux aléas qui peuvent intervenir. Un embouteillage, une panne de véhicule, une rue barrée, un client absent, des créneaux de livraison spécifiques… autant de contraintes pour lesquelles réagir manuellement n’est pas la façon la plus optimale. Une des prémisses de l’intelligence artificielle est de s’assurer que les processus de production sont de plus en plus efficaces. L’évolution vers la logistique 4.0 illustre parfaitement une des promesses de l’intelligence artificielle qui est de constituer des systèmes computationnels dont la vocation première est d’énoncer la vérité (Sadin, 2018). Ici la vérité qui compte c’est efficacité opérationnelle, la satisfaction client et la réduction des coûts économiques et environnementaux.

L’intelligence artificielle est une puissance injonctive, dans la mesure ou le libre exercice de notre faculté de jugement et d’action se trouve substitué par des protocoles destinés à infléchir chacune des actions humaines ou chaque impulsion du réel en vue de leur « souffler » la bonne trajectoire à suivre. Avec l’IA l’homme s’est ainsi doté d’un organe qui le dessaisit de lui-même, de son droit de décider en conscience et en responsabilité des choix qui le regarde. Chaque énonciation de la vérité par ces outils d’intelligence artificielle vise à générer quantité d’actions tout au long de la chaine logistique, faisant émerger une main invisible automatisée où le moindre phénomène du monde réel se trouve analysé en vue d’être orienté vers des fins utilitaristes susceptibles d’être monétisées. Cet ensemble interconnecté qui vise à éradiquer le doute dans la prise de décision constitue un système dans lequel partout où l’efficacité des machines est jugée supérieure et qu’elles sont disponibles alors elles s’imposent.

Un regard critique sur le système technicien

Professeur de droit à Bordeaux, sociologue et théologien, Jacques Ellul (1912-1994) avait déjà anticipé les impasses de la technique. Protestant engagé dans la cité, il s’inscrivit dans le courant personnaliste et fut un lecteur attentif de K. Marx, S. Kierkegaard et de K. Barth[2]. Il a su dans l’immédiat après-guerre identifier le type de développement technique qui devenait alors dominant. La technique ne se cantonnait pas à la fabrication mécanisée de marchandises et à favoriser l’accès à une société de consommation, mais participait par sa nature à l’instauration de modes d’existence soumis à des schémas rationnels favorisant l’essor de structures asymétriques de pouvoir. La question de la technique occupe une place centrale dans son œuvre dans la mesure où la technique moderne constitue d’après lui la principale menace sur la liberté de l’homme au XXème siècle. L’idée que le phénomène technique est appréhendé comme le facteur le plus important au XXème siècle s’inscrit dans la thèse selon laquelle derrière chacune des techniques isolées, on peut observer la mécanique d’un phénomène unificateur faisant que chaque modification d’un seul élément affecte la totalité de l’ensemble et réciproquement. Son hypothèse principale est que l’homme croit se servir de la technique alors que c’est lui qui la sert. Dans la société technicienne l’homme est devenu l’instrument de ses instruments.

Jacques Ellul donne une définition très large de la Technique, en fonction de ce qui avait été le caractère dominant du phénomène depuis ses origines : l’efficacité (Le système technicien, 1977, p. 37). Partout où il y a recherche et application de moyens nouveaux en fonction du critère d’efficacité on peut dire qu’il y a Technique. Celle-ci n’est donc définie ni par les instruments employés ni par tel ou tel domaine d’action. Le phénomène technique qu’il définit comme « la préoccupation de l’immense majorité des hommes de notre temps, de rechercher en toutes choses la méthode absolument la plus efficace » (Ellul, 1954, p. 19) constitue l’horizon de notre modernité. La technique moderne intègre la machine qu’elle transcende en la socialisant et en la sociabilisant.

Caractériser la technique pour rester libre

 Désormais, la technique s’étend à tous les domaines, toutes les activités humaines. Jacques Ellul dégage certaines caractéristiques du phénomène technique dans lequel s’inscrivent les applications de l’intelligence artificielle.

  • La rationalité, ce qui signifie que le mécanisme, le standardisé et le normé remplacent l’irrationnel, le spontané et le personnel.
  • L’artificialité, car la technique s’oppose au milieu naturel qu’elle subordonne, voire qu’elle détruit sans lui permettre de se reconstituer.
  • L’automatisme, dans la mesure où le choix se fait a priori sur le seul critère de la plus grande efficacité sans autre type de considération. L’homme n’a plus de choix véritable : ou bien il tente de garder sa liberté de recourir à des moyens traditionnels mais il court à l’échec, ou bien il accepte l’impératif techniciste mais il se mue en esclave.
  • L’auto-accroissement : la technique s’engendre elle-même dans le sens où le progrès technique étant devenu le référentiel de tous, chacun y contribue sans même le vouloir. La technique moderne connait une progression géométrique car chaque découverte a des répercussions au sein de son propre domaine mais aussi dans d’autres branches plus ou moins solidaires entre elles.
  • L’unicité, dans la mesure où le phénomène technique forme un tout homogène, ce qui ne permet pas de faire le tri entre les bonnes et les mauvaises techniques. Il est vain de s’obstiner à voir des techniques isolées là où on a affaire à un véritable ensemble composé d’éléments interdépendants. La technique en tant que recherche de la meilleure solution est indépendante de toute loi morale.
  • L’entrainement des techniques, car elles s’enchainent les unes les autres dans le sens où les précédentes rendent nécessaires les suivantes. Les différents facteurs de développement d’une technique s’engendrent mutuellement de façon nécessaire et non volontaire. La complexité du phénomène technique et son caractère systémique renforcent cette logique implacable excluant le libre choix.
  • L’universalisme du phénomène technique fait qu’il s’étend à la fois à toute la surface du globe mais aussi à tous les domaines au sein de chaque pays. Non seulement la technique uniformise les sociétés mais elle provoque des dégâts écologiques et sonne le glas des cultures traditionnelles. Via le commerce et la guerre, la technique occidentale se répand irrésistiblement et ce mouvement de technicisation du monde va en s’accélérant au rythme toujours plus rapide des moyens de communications.
  • L’autonomie de la technique : la technique moderne s’est affranchie de toute contrainte économique, politique, morale ou spirituelle dans la mesure où la recherche de la plus grande efficacité s’est imposée comme unique critère du juste et de l’injuste. Ce n’est plus à la machine de s’adapter à l’homme mais à l’homme de s’adapter à la machine. Si la technique est autonome cela signifie que l’homme ne l’est plus. La technique n’a rien d’une matière neutre puisqu’il s’agit d’une véritable puissance animée par son propre mouvement. Elle est à la fois sacrilège et sacrée puisque c’est elle qui s’institue en « mystère essentiel » et en divinité salvatrice.

Dans Le bluff technologique (Ellul, 1988) Jacques Ellul élabore une critique du discours technicien qui souligne l’ambivalence de la technique. En effet tout progrès technique se paie. Le progrès technique soulève à chaque étape plus de problèmes (et de plus vastes) qu’il n’en résout. Par ailleurs les effets néfastes du progrès techniques sont inséparables des effets favorables. Enfin tout progrès technique comporte un grand nombre d’effets imprévisibles. Il n’y a ni progrès définitivement acquis, ni progrès qui ne soit que progrès, ni progrès sans ombre. Tout progrès risque de se dégrader et comporte un double jeu dramatique de « progression/régression ». Avec ce constat de l’ambivalence, nous sommes en présence d’une des questions les plus hautes posées par la technique : nous refusons de voir ce qu’est réellement le progrès technique. Nous refusons de voir ses conséquences réelles et la remise en question de notre humanité.

Bibliographie

 

Chastenet, P. (2019). Introduction à Jacques Ellul. Paris: La Découverte.

Ellul, J. (1954). La technique ou l'enjeu du siècle. Paris: Armand Colin.

Ellul, J. (1977). Le système technicien. Paris: Calman Levy.

Ellul, J. (1988). Le bluff technologique. Paris: Hachette.

Sadin, E. (2018). L'intelligence artificielle ou l'enjeu du siècle. Paris: L'échappée.

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3 février 2022 4 03 /02 /février /2022 10:23
Le philosophe Ivan Illich chez lui en 1976 © Getty / Bernard Diederich

Le philosophe Ivan Illich chez lui en 1976 © Getty / Bernard Diederich

Aujourd’hui les émissions de gaz à effet de serre sont bien trop élevées pour limiter la hausse de la température à 1,5° ou 2°, comme les nations s’y sont engagées en signant en 2015 l’accord de Paris sur le climat. Pour contenir le réchauffement climatique à 1,5° d’ici la fin du siècle le GIEC estime que la part d’électricité représentée par les énergies renouvelables devrait être de 70% à 85% d’ici 2050 alors qu’elle n’était que de 27% en 2020. L'action de l’électricité se révèle dans trois domaines principaux : la lumière, la force, l’information. Une telle immatérialité la fait passer pour innocente. Pourtant, son efficacité repose essentiellement sur le pouvoir du feu, elle n’est qu’un vecteur énergétique. Dégâts et déchets sont cachés en amont (extraction d’uranium, de cobalt, de lithium et des terres rares) ou en aval de son utilisation (traitement des déchets, démantèlement des installations). Plus que jamais l’électricité est au centre de la transition énergétique, et la dépendance entretenue à son égard est forte. Mais le tout-électrique ne sauvera pas la planète. (Dubey & Gras, 2021). Les énergies renouvelables sont intermittentes, elles nécessitent de grandes capacités de réserve et reposent sur la flexibilité des turbines à gaz lors des pics de consommation. L’irrégularité de la production engendre des surcoûts très importants pour construire des capacités de production d'appoint, mais aussi des réseaux

Les voitures électriques rêvent d’une électricité bas carbone.

Les transports sont responsables d’un quart des émissions de gaz à effet de serre. Selon la Banque Mondiale d’ici à 2030, le trafic annuel de passagers dépassera les 80.000 milliards de passagers-kilomètres, soit une augmentation de 50 % par rapport à 2015.Le volume mondial de marchandises augmentera de 70% et 1,2 milliard de voitures supplémentaires seront en circulation.[1]Repenser les transports est une nécessité et le développement rapide de véhicules électriques semble une des solutions possibles. Toutefois la question demeure de l’émission des émissions de gaz à effet de serre sur l’ensemble du cycle de vie d’une voiture. Les chercheurs de l’Université de Toronto ont mis en évidence que ces émissions sont plus importantes pour fabriquer une voiture électrique que pour une voiture essence de même catégorie. Ce n’est qu’après 33000 km parcourus que les émissions de GES liées à la construction et à la conduite des deux types de véhicules sont à peu près équivalentes, soit 15 tonnes. Il faut attendre 58000 km soit la durée de la garantie du modèle à essence pour que les émissions globales de la voiture électrique (16t) soient inférieures à celles du modèle essence (20t)[2]. Les voitures électriques n’apportent qu’une partie de la solution. Tout dépend du mix énergétique utilisé pour les alimenter, car il est préférable de les recharger avec de l'électricité bas carbone (énergie renouvelable et nucléaire). Le remplacement des véhicules essence par des modèles électriques ne peut être l’unique levier pour freiner le réchauffement climatique. D’autant plus qu’il nécessite des infrastructures de recharge qui si elles sont soutenues par des aides gouvernementales aux Pays Bas, en France et en Allemagne sont loin d’être généralisées même à l’échelle des autres pays de l’UE. L’objectif de 100000 bornes de recharge ouvertes au public que s’était donné le gouvernement français ne sera pas atteint fin 2021. Alors que le Commission Européenne compte interdire la vente de véhicules thermiques en 2035, les industriels français insistent sur le déploiement des bornes de recharge pour véhicules électriques.  Le temps presse et d’autres modes de déplacement plus collectifs et moins polluants (marche, vélo) doivent être également privilégiés. La révolution qui doit avoir lieu dans les transports sera en fait autant sociale que technologique. Les déplacements actifs comme la marche et le vélo peuvent répondre à l’urgence climatique plus rapidement que les véhicules électriques, tout en offrant un mode de transport abordable, fiable, propre bon pour la santé et permettant de réduire les embouteillages. (Brand et al., 2021) Cette approche s’inscrit dans un projet de société « conviviale » post-industrielle tel qu’il avait déjà été formulé par le philosophe Ivan Illich qui formula une conception de la société future à la fois moderne et non dominée par l'industrie. « Ivan Illich avait compris que ce n’est pas tant des techniques et des institutions qu’il faut nous libérer mais des représentations et des modes de perceptions qu’elles génèrent. » (Duden, 2010)

Vers une civilisation conviviale

La pensée d’Ivan Illich (1926-2002) a donné lieu a une large publicité dans les années 1970. Cet ancien prêtre qui a rompu avec l’Eglise dans les années 1950 , s’est consacré d’abord à l’enseignement et a fondé dans la ville de petite ville mexicaine de Cuernavaca situé à une centaine de kilomètres au sud de Mexico un Centre de Formation Interculturel (CIF) qui exerça une très large influence auprès de prêtres, religieux et laïcs appelés à travailler avec les Latino-Américains et servi de matrice aux critiques du concept de « développement ».Dans ses ouvrages célèbres comme Une société sans école (1971), La Convivialité (1973), Energie et équité (1973), et Némésis médicale (1975), Illich a élaboré une critique radicale de la société industrielle suroutillée. Pour lui les techniques ont cessé d’être des facteurs d’autonomie et d’émancipation pour devenir les sources d’aliénation. Ses travaux se sont surtout intéressés au monde des services plutôt qu’à celui de l’industrie. (Paquot, 2012) A travers l’étude des « méga-machines » que sont l’école, l’hôpital, le système des transports, il forge le concept de « contre-productivité ». Au-delà d’un certain seuil, les techniques et les grandes institutions modernes deviennent en effet contre-productives c'est-à-dire qu’elles se retournent contre leur finalité initiale : l’école désapprend, la vitesse des transports fait perdre du temps, la médecine devient néfaste à la santé.  Dans La Convivialité il propose une critique générale du mode industriel de production tout en offrant des ressources conceptuelles pour définir d’autres modes de production post-industriels. « Les symptômes d’une crise planétaire qui va s’accélérant sont manifestes. On en a de tous les côtés cherché le pourquoi. J’avance pour ma part l’explication suivante : la crise s’enracine dans l’échec de l’entreprise moderne, à savoir la substitution de la machine à l’homme. Le grand projet s’est métamorphosé en un implacable procès d’asservissement du producteur et d’intoxication du consommateur. La prise de l’homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’homme. Ici il faut savoir reconnaître l’échec. Cela fait une centaine d’années que nous essayons de faire travailler la machine pour l’homme et d’éduquer l’homme à servir la machine. On s’aperçoit maintenant que la machine ne « marche » pas, que l’homme ne saurait se conformer à ses exigences, se faire à vie son serviteur. Durant un siècle, l’humanité s’est livrée à une expérience fondée sur l’expérience suivante : l’outil peut remplacer l’esclave. Or il est manifeste qu’employé à de tels desseins, c’est l’outil qui de l’homme fait son esclave. » (Illich, 1973, p. 26) Il ne s’attaque pas à la technique de façon générale et abstraite mais à certaines d’entre elles, produites par le capitalisme et aux « méga-outils » dont le fonctionnement échappe à l’utilisateur. Aussi distingue-t-il deux espèces de techniques, celles qu’il qualifie de conviviales, qui accroissent le champ de l’autonomie, et celles qui sont hétéronomes qui le restreignent et le suppriment. Ainsi « Les réseaux électriques concentrent plus efficacement le contrôle de l’énergie et l’exercice du pouvoir que ne le faisait le fouet dans les vieilles civilisations. » (Illich, 1973, p. 104) Il propose d’opérer un retour aux outils conviviaux, ceux qui acceptent plusieurs utilisations et peuvent être l’expression libre de l’utilisateur. Leurs caractéristiques sont les suivantes : ils doivent être au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un groupe d’experts ; ils doivent être contrôlés par l’homme et donc maîtrisable, à la mesure de l’homme et localisé ; ils doivent accroitre l’indépendance et non la dépendance ; ils doivent susciter la créativité, l’épanouissement, le savoir-faire autonome ;ils ne doivent pas exercer de monopole radical ; ils doivent permettre à d’autres modes de production ( de biens, de culture, de santé, d’énergie…) de coexister . Le concept de convivialité indique que des récompenses non-financières doivent être prises en compte dans le choix de solutions face à l’urgence climatique.  Ivan Illich attire notre regard sur le fait qu’à côté d’aménités qui pouvaient être naturelles, sociales ou culturelles, figurent des récompenses non réductibles à une consommation : la liberté, la créativité, la transmission, le sens donné à l’existence. Ces récompenses, concrètes et identifiées, ne peuvent se confondre avec un vague intérêt général. Elles sont souvent réservées à des individus ou de petits groupes (les habitants d’un quartier ou d’un village) dont les intérêts peuvent parfois s’opposer à ceux de la nation. Si leur appréciation varie fortement selon les pays, les cultures et les régions, elles ont trop souvent tendance à être sacrifiées sur l’autel du tout-économique. Encourager la pratique du vélo, notamment par la création de pistes cyclables, de places de stationnement, et d’ateliers de réparation participatifs et solidaires est une des modalités qui favorise des déplacements conviviaux à savoir qui correspond aux valeurs essentielles de survie, d’équité et d’autonomie créatrice. « L’homme ne se nourrit pas seulement de bien et de services, mais de la liberté de façonner les objets qui l’entourent, de leur donner forme à son goût, de s’en servir avec et pour les autres. » 

 

 

Bibliographie

Brand et al., C. (2021). The climate change mitigation impacts of active travel: Evidence from a longitudinal panel study in seven European cities. Global Environmental Change(67), 1-15.

Dubey, G., & Gras, A. (2021). La servitude électrique. Paris: Le Seuil.

Duden, B. (2010, Août-Septembre). Illich seconde période. Esprit(8-9), 136-157.

Illich, I. (1971). Une société sans école. Paris: Seuil.

Illich, I. (1973). Energie et Equité. Paris: Seuil.

Illich, I. (1973). La convivialité. Paris: Seuil.

Illich, I. (1975). Némesis médicale. Paris: Seuil.

Paquot, T. (2012). Introduction à Ivan Illich. Paris: La Découverte.

 

 

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11 décembre 2021 6 11 /12 /décembre /2021 22:26
 André Gorz, philosophe et co-fondateur du Nouvel-Observateur, dans sa maison de Vosnon.  Marc Chaumeil/Divergence

André Gorz, philosophe et co-fondateur du Nouvel-Observateur, dans sa maison de Vosnon. Marc Chaumeil/Divergence

La multiplication de besoins éphémères et renouvelables par le biais de l'obsolescence artificielle des produits grâce au marketing qui organise le gaspillage en affublant les produits de valeurs symboliques qui les rendent obsolètes, alors qu'ils sont encore fonctionnellement et physiquement viables.

"L'obligation de consommer pour faire tourner l'économie; le fait que l'on devra consommer pour pouvoir travailler, et non l'inverse; le fait que l'existence de millions de travailleurs ne peut être assurée que par le gaspillage systématique des richesses qu'ils produisent ; le fait donc que leur travail, destiné à être gaspillé n'a aucun sens et reste asservi à ses produits."

André Gorz, La morale de l'histoire, Seuil, Paris, 1959, p.254-255

André Gorz a développé une théorie critique des besoins et du modèle de consommation opulent qui sera le point de départ de sa future conversion à une écologie politique anticapitaliste.

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6 décembre 2021 1 06 /12 /décembre /2021 22:26
André Gorz en 1978 (© Fonds André Gorz / Imec)

André Gorz en 1978 (© Fonds André Gorz / Imec)

La crise sanitaire interroge l’avenir du travail. L’idée se répand qu’il faut considérer le travail comme un simple moyen permettant à l’individu de consacrer son temps à cultiver ses talents, à prendre du bon temps avec ceux qu’il aime et à s’engager pour le bien commun. Les femmes en particulier sont nombreuses à ne plus vouloir se mettre au service d’une économie dans laquelle les activités qui maintiennent la cohésion de notre société au cœur de celle-ci – élever les enfants, soigner les malades et les personnes âgées, cultiver l’amitié – n’ont aucune valeur. Désormais plusieurs branches professionnelles sont confrontées à des difficultés de recrutement voire à des pénuries de main-d’œuvre. Dans la période post-Covid le rapport de force semble revenir en faveur des salariés.  Le développement du télétravail est plébiscité par les américains qui sont nombreux à refuser d’être contraints à revenir au bureau à plein temps :  selon une enquête réalisée auprès de 10000 employés américains, 80% d’entre eux souhaitent pouvoir travailler depuis chez eux au moins un jour par semaine et les entreprises n’offrant pas la possibilité de télétravailler risquent de perdre près de 40% de leurs salariés. (Barrero, Bloom, & J.Davis, 2021).

Vers la semaine de quatre jours

 En 2022, 200 entreprises volontaires espagnoles testeront la semaine de quatre jours conformément à une proposition du parti Màs Pais. 86% des salariés de l’entreprise de prêt à porter Desigual se sont déjà prononcés en faveur de la semaine de quatre jours, dont trois devront être en présentiel et un pourra se faire en télétravail. L’Irlande lance également une expérimentation de la semaine de quatre jours en février 2022. Elle s’inscrit dans une campagne internationale intitulée Four Day Week Global qui constate que 63% des employeurs estiment qu’il est plus aisé d’attirer et de retenir les talents avec la semaine de quatre jours et que 78% des employés pratiquant la semaine de quatre jours sont plus heureux et moins stressés. En Islande la réduction hebdomadaire du temps de travail expérimentée entre 2015 et 2019 sur 2500 salariés du secteur public a été un large succès et la semaine de quatre jours est en voie de généralisation. Le bien être des salariés s’est amélioré sans que pour autant baisse la productivité.  Baisser le temps de travail permet de réduire les déplacements, la pollution et la consommation excessive.

Plus de 20 ans après les lois Aubry[1] qui instituaient la semaine de 35 heures la question de l’aménagement et de la réduction du temps de travail revient dans le débat public. Il s’agit cette fois moins de réduire le chômage que de viser un meilleur équilibre de vie et une certaine décroissance (cesser de prendre l’avion, renoncer à sa voiture, ne plus faire de shopping compulsif …) compatible avec les impératifs du changement climatique. Le 23 Septembre 2021, le journaliste et essayiste américain Jonathan Malesic publiait dans le New York Times un essai intitulé The Future of Work Should Mean Working Less dans lequel il faisait le constat que la pandémie nous a rappelé que nous existions pour faire plus que de seulement travailler. Selon lui « le but de l’existence est à rechercher en dehors du travail, et le travail ne doit rien faire d’autre que venir combler les interstices. » Dignité, compassion, loisirs et solidarité tels sont les piliers d’une réhumanisation de la valeur travail, qui reconnait que le travail est essentiel au fonctionnement de la société mais qu’il est aussi souvent une entrave à l’épanouissement de l’individu.

Pour une plus grande autonomie existentielle

Cette tendance à la remise en cause de la place du travail dans nos existences était au centre de la pensée du philosophe et journaliste André Gorz (1923-2007). Disciple de Jean-Paul Sartre, il fut l’un des principaux théoriciens de l’écologie politique. Sa pensée critique de la rationalité économique dénonçait la croyance quasi religieuse que « plus vaut plus » et que toute activité soit justiciable d’une régulation par l’argent.

André Gorz prônait une réduction du temps de travail car il refusait une soumission totale aux exigences techniques de la division sociale du travail. Son combat n’était pas un rejet des impératifs professionnels ni de la culture technique mais de leur domination sur la vie quotidienne. Par sa puissance la technique coupe le travail de la vie, rétrécit le champ de l’expérience sensible et de l’autonomie existentielle. Elle empêche le travailleur de connaître et de maîtriser la finalité de son activité. La technicisation du travail est acceptable dans la mesure où, en accroissant son efficacité, elle permet d’économiser du temps et de la peine au profit d’activités qui elles sont porteuses de sens. Mais le travail technicisé et spécialisé ne peut en même temps être la principale source de l’identité et de l’épanouissement personnel. « Seul est digne de toi ce qui est bon pour tous. Seul mérite d’être produit ce qui ne privilégie ni n’abaisse personne. Nous pouvons être plus heureux avec moins d’opulence, car dans une société sans privilège il n’y a pas de pauvres ». (Gorz, 1974).  A.Gorz appelle de ses vœux le passage d’une société productiviste ou société de travail à une société du temps libéré où le culturel et le sociétal l’emportent sur l’économique. En effet « la culture technique est inculture de tout ce qui n’est pas technique. L’apprendre à travailler est un désapprendre à trouver et même à chercher un sens aux rapports non instrumentaux avec le milieu environnant et les autres. […] A une culture professionnelle qui se coupe du monde vécu dans son épaisseur sensible correspond ainsi la production d’un monde sans valeur sensible, et à ce monde une sensibilité desséchée et qui dessèche en retour la pensée » (Gorz, 2004, pp. 144-145).

Le projet d’A.Gorz est une réponse positive à la désintégration des liens sociaux et des liens avec la vie sous l’effet des rapports marchands et de concurrence. Il ne se préoccupe pas tant de la préservation de la nature en tant que telle, mais de la qualité de nos existences, qualité inséparable des relations que nous nouons entre nous. Sa pensée ne s’inscrit pas dans la tradition des éthiques environnementales attachées à une valeur intrinsèque de la nature. Elle s’enracine dans la tradition de l’émancipation issue des Lumières, mais aussi du marxisme hétérodoxe et de l’existentialisme de Jean-Paul Sartre. « Il ne s’agit pas de diviniser la nature ni de « retourner » à elle mais de prendre en compte ce fait : l’activité humaine trouve en la nature sa limite externe et à ignorer cette limite, on provoque des retours de bâton qui prennent dans l’immédiat, ces formes discrètes encore si mal comprises : nouvelles maladies et nouveaux mal-être ; enfants inadaptés ( à quoi ?)  ; baisse de l’espérance de vie ; baisse des rendements physiques et de la rentabilité économique ; baisse de la qualité de la vie bien que la consommation soit en hausse. » (Gorz, 1977, pp. 11-18) Pour lui l’écologie véritable actualise l’exigence éthique d’émancipation du sujet. Elle est ancrée dans notre corps et sensibilité naturelle et dans notre quête d’autonomie. L’écologie chez André Gorz met l’accent sur la défense du monde vécu, progressivement confisqué par les experts et la technocratie ; sa technicisation (usine de captage de CO2), quantification (indicateurs ESG) et marchandisation (marché de crédits carbone) ne font que reculer les possibilités d’autodétermination des individus et des groupes. (Gorz, 1992/2)  Le temps libéré du travail n’est pas d’emblée du temps libre. Il ne devient libre que si nous nous l’approprions en devenant maîtres, individuellement et collectivement, du choix de ses buts et de ses usages : si nous l’employons à nous produire librement en tant que personnes et à produire de la société de la manière que nous aurions individuellement et collectivement choisie. « La réappropriation du temps libéré passe avant tout par l’art fondamental et le plus ancien dont se nourrissent tous les autres : la présence désintéressée à l’être dans la vibration de l’instant qui passe. » (Gorz, 1998)

 

 

 

Bibliographie

Barrero, J. M., Bloom, N., & J.Davis, S. (2021, August). Don’t force people to come back to the office full time. Harvard Business Review , p. Digital Article.

Gorz, A. (1974, Avril). Partage ou crève. Le Sauvage(12), 10-12.

Gorz, A. (1977). Ecologie et liberté. Paris: Galilée.

Gorz, A. (1992/2). L'écologie politique entre expertocratie et autolimitation. Actuel Marx(12), 15-28.

Gorz, A. (1998, mars-avril). De l'aptitude au temps libre. Transversales.Sciences/cultures(50), 24-26.

Gorz, A. (2004). Métamorphoses du travail - Critique de la raison économique. Paris: Gallimard.

 

 

[1] Loi  no 98-461 du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail et Loi n° 2000-37 du 19 janvier 2000 relative à la réduction négociée du temps de travail.

 

 

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3 mai 2020 7 03 /05 /mai /2020 18:44
Vsévolod Mikhaïlovitch Eichenbaum dit Voline (1882-1945)

Vsévolod Mikhaïlovitch Eichenbaum dit Voline (1882-1945)

C'est à Paris que Voline devint anarchiste, après avoir participé activement à la révolution de 1905, et  avoir contribué à la naissance du premier soviet de Saint-Pétersbourg . A cette époque s'établit entre anarchistes russes restés en Europe qui étaient sous l'influence des idées de P Kropotkine, et ceux qui avaient séjourné en Amérique un travail d'unification qui se traduisit par une déclaration , puis par une organisation qui prit le nom d' Union de propagande anarcho syndicaliste de Petrograd et qui décida de la publication de Golos Truda .Alors que la révolution prolétarienne n'était encore âgée que de quelques mois, Voline dans ce journal lançait déjà des avertissements terriblement prophétiques : " Une fois leur pouvoir consolidé et légalisé , les Bolsheviks commenceront à aménager la vie du pays et du peuple avec des moyens gouvernementaux et dictatoriaux . Vos soviets deviendront peu à peu de simples organes exécutifs de la volonté du gouvernement central . On assistera à la mise en place d'un appareil autoritaire politique et étatique , qui agira par en haut et se mettra à écraser tout avec sa poigne de fer . Malheur à celui qui ne sera pas d'accord avec le pouvoir central !"

A la conférence anarchiste de Nabat ( Le Tocsin ) qui se tint à Koursk en Ukraine en novembre 1918, Voline rédigea les résolutions adoptées et élabora une déclaration acceptable par toutes les tendances de l'anarchisme : anarcho-syndicalisme, communisme libertaire, individualisme.

Après le second congrès de Nabat  qui se tint en mars avril 1919, les participants se prononcèrent " catégoriquement et définitivement  contre toute participations aux Soviets , devenus des organismes purement politiques, organisés sur une base autoritaire , centraliste , étatique." Le pouvoir bolchevique supprima la presse libre, pourchassa et arrêta les anarchistes. C'est à ce moment que Voline rejoint le guerillero anarchiste ukrainien Nestor Makhno . Voline , de concert avec l'ancien compagnon de captivité de Makhno , Pierre Archinoff, pris la tête de la section culture et éducation de la makhnovstchina et fut chargé d'organiser des conférences, d'éditer des tracts et des publications donnant des conseils aux populations. Il présida le congrès du mouvement insurrectionnel qui se tint à Alexandrovsk en octobre 1919 où des thèses générales précisant la doctrine des "Soviets libres" furent adoptées.

Toute tentative inspirée de l'exemple russe , affirme Voline (1882-1945)  ne pourrait aboutir qu'à un capitalisme d'Etat basé sur une odieuse exploitation des masses", le "pire des capitalismes et qui n'a absolument aucun rapport avec la marche de l'humanité vers la société socialiste" . Elle ne pourrait que promouvoir la dictature d'un parti qui aboutit fatalement à la répression de toute liberté de parole, de presse , d'organisation  et d'action même pour les courants révolutionnaires, sauf pour le parti au pouvoir ", qu'à une inquisition sociale qui étouffe le souffle même de la révolution . Pour Voline, Staline et le stalinisme ne sont que la conséquence logique du système autoritaire fondé et établi de 1918 à 1921. " Telle est la leçon mondiale de la formidable et décisive expérience bolchevique : leçon qui fournit un puissant appui à la thèse libertaire et qui sera bientôt , à la lumière des événements , comprise par tous ceux qui peinent , souffrent, pensent et luttent "

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30 avril 2020 4 30 /04 /avril /2020 13:42
Elisée Reclus par Nadar

Elisée Reclus par Nadar

Elisée Reclus utilise les connaissances géographiques pour démontrer que l’idéal anarchiste « du pain pour tous » est parfaitement possible puisque les ressources sont largement en suffisance et que seule leur inégale et injuste répartition explique la misère du plus grand nombre.

Pour Reclus l’homme doit vivre libre, sans obéir à d’autres lois que celles de la nature et sans avoir à subir le moindre encadrement; seule la libre association des individus est acceptable. C’est pourquoi il souhaite la disparition complète de toutes les organisations politiques ou administratives territoriales, ce qu’il exprima dans une intervention au congrès de la Ligue de la paix et de la liberté (dont Bakounine est aussi un des membres)

Reclus est  porté par son idéal politique. Son œuvre est non seulement l’œuvre d’un grand géographe mais c’est aussi l’œuvre d’un militant, car il faut bien comprendre que son travail de géographe n’est pas seulement au service de la « science », mais aussi au service de son idéal politique, l’anarchie telle que la conçoit Reclus : les hommes libres et égaux dans une société sans lois et sans autorité. Toute sa vie Reclus sera un militant de la cause anarchiste. Or compte tenu de sa personnalité c’est un être absolu, totalement engagé dans ce combat pour une société juste et libre. Il se donne une mission, travailler à l’établissement de celle-ci même si ce ne peut être que dans un avenir très lointain et démontrer que c’est possible, et la géographie est un excellent outil pour cela.

Comme pour tous les théoriciens libertaires , l'anarchie pour Elisée Reclus est un état social où a disparu toute autorité : " Ce n'est pas sans raison que le nom "d'anarchistes" qui après tout n'a qu'une signification négative , reste celui par lequel nous sommes désignés . On pourrait nous dire "libertaires" ainsi que plusieurs d'entre nous se qualifient volontiers, ou bien " harmonistes" à cause de l'accord libre des vouloirs qui d'après nous constituera la société future; mais ces appellations ne nous différencient pas assez des autres socialistes. C'est bien la lutte contre tout pouvoir officiel qui nous distingue essentiellement . [ Elisée Reclus, L'Anarchie, Les temps nouveaux, n°3, 18-25 mai 1895]

L'écologie n'est pas chez les anarchistes comme Reclus une préoccupation récente. Très tôt dans l'histoire du mouvement , la perception que l'homme fait partie intégrante d'une nature à préserver est prégnante. Célèbre pour sa Nouvelle Géographie Universelle , Elisée Reclus a non seulement parcouru les bibliothèques mais aussi le monde pour mieux l'observer et se mettre en sa présence pour mieux le comprendre. Selon lui , l'homme est un élément de la nature qui constitue un tout équilibré: " L'homme est la nature prenant conscience d'elle même, il doit veiller à ne pas rompre ce fragile équilibre qui lui confère sa liberté. C'est en respectant les lois naturelles davantage que les lois de quelques individus prétendant gouverner les autres que l'homme peut développer ses pleines capacités. L'observation de l'équilibre précaire entre l'homme et la nature permet à Reclus de déduire que le capitalisme et le productivisme sont dommageables pour l'un et pour l'autre. Loin du progressisme marxiste , E. Reclus affirme que " le fait général est que toute modification, si importante qu'elle soit , s'accomplit par adjonction au progrès de régrès correspondants."

Contrairement à ce qu'une interprétation  superficielle peut laisser croire, l'anarchisme n'est pas opposé à la tradition dans la mesure même où celle-ci n'est pas seulement un passé auquel on pourrait se référer de façon extérieure. En se développant l'histoire accumule une multitude d'expériences qui , comme tout ce qui constitue le réel, continuent d'agir dans la vie qui nous constitue à un moment donné; des expériences bonnes et mauvaises, émancipatrices et dominatrices, que l'action libertaire sélectionne et requalifie autrement . Pour Elisée Reclus " la société actuelle contient en elle toutes les sociétés antérieures. Comme les forces , dites naturelles , qui constituent le réel dont elles ne sont qu'une dimension, les traditions liées aux institutions , au langage, aux mythes , et aux représentations, continuent d'agir dans le présent , le seul temps qui existe. Et c'est à partir d'elles , à partir de ce qu'elles peuvent , comme de tout ce qui existe , que l'action libertaire peut prétendre déployer une recomposition du monde radicalement différente. Pour la pensée libertaire , il n'existe ni passé ni avenir , mais seulement un présent où tout est donné, où tout se joue sans cesse , où toutes les forces agissent , se limitent et se déploient suivant une infinité d'agencements possibles.

Avec Elisée Reclus , l'anarchisme refuse radicalement la distinction entre privé et public. Pour la pensée libertaire tout est privé au sens premier de "particulier" , de "propre" , "d'individuel". Le public est un privé qui s'ignore et qui ne tire sa spécificité "publique" que de la violence, de la contrainte, et de la domination qu'il impose à d'autres forces, d'autres êtres collectifs, que ceux-ci soient conduits à se dire "publics" ou "privés" 

Elisée Reclus affirme que voter c'est abdiquer parce que de deux choses l'une: ou bien l'élu aliène sa liberté au profit de la volonté des électeurs , ou bien, s'il n'écoute que ses propres intérêts , il trahit son mandat. Il pensait que l'anarchie est ni plus ni moins que la plus haute expression de l'ordre. Le désordre , quand il se produit, n'est jamais l'effet d'un manque d'autorité , il est même le plus souvent l'effet de celle-ci, dont les prétentions créent ou accroissent le désordre notamment quand elle est coercitive .

Sans cesse accrue par le phénomène de concentration capitaliste, l'autorité, au point de vue économique , se présente sous une double forme: à l'usine , elle pèse sur l'ouvrier, aux champs , sur le paysan. Dans une brochure , Ouvrier, prends la machine! Prends la terre, paysan ! parue à Genève en 1880, Elisée Reclus estime que la situation du petit paysan propriétaire , aussi misérable soit elle , ira encore en s'aggravant.Ces paysans n'ont ni femme ni enfants pour que rien ne vienne les distraire du travail de la terre. La récolte vendue , les voilà chômeurs, dix d'entre eux seulement passent l'hiver à la ferme et, au printemps suivant, ce sont d'autres travailleurs qui sont embauchés afin d'éviter " de leur donner à penser qu'une motte pourrait leur appartenir" . Le paysan propriétaire d'un lopin de terre peut jouir de son reste comme l'artisan et le petit bourgeois. Le moment vient où toute concurrence avec l'exploiteur méthodique du sol, servi par les capitaux et par la machine , lui deviendra complètement impossible , et, ce jour-là , il ne lui restera plus qu'à se faire mendiant , à moins que ne se réalise l'alliance ouvrière et paysanne pour la reconquête de la propriété commune. Ainsi donc , le capitaliste, industriel ou hobereau campagnard , est la réplique sur le plan économique de l'Etat avec ses magistrats et ses policiers sur le plan politique. Les uns et les autres représentent la toute-puissante et malfaisante autorité.

Les anarchistes comme Elisée Reclus se sont déclarés les adversaires de cette forme moderne d'esclavage que constitue pour la femme le mariage légal, et se sont prononcés en faveur de l'union libre, union sans prêtre comme sans représentant de l'autorité politique.

La religion contribue pour eux à détruire chez le peuple tout esprit de révolte. Aussi la plupart des anarchistes ont-ils accordé à la lutte contre l'Eglise et les religions une place de premier plan qu'E Reclus justifie ainsi : " Historiquement la terreur de l'inconnu , origine de la religion , me paraît avoir précédé le régime de la propriété privée. Si l'homme a tant de peine à se révolter contre l'injustice, c'est qu'il se sent toujours dominé par la mystère." [E Reclus, Correspondance, t III, p 215]

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